Chapitre quatre

30 avril 1698

Cher journal,

C’est fait. Nous avons quitté la terre ferme tôt ce matin. Les choses se sont déroulées assez différemment de ce que j’avais imaginé. Les dernières valises entraient pêle-mêle et les passagers sortaient à la hâte des auberges avoisinantes. Malgré tout ce chaos, les amarres furent larguées et "La Croix des Mers" fit son départ vers des contrées inconnues. Isabelle se plaint déjà de nos accommodations à bord. Je dois avouer que notre minuscule couchette laisse à désirer. Cependant, rien ne réussit à affaiblir mon rêve de renouveau. Quelques temps avant le coucher, j’ai aperçu le jeune homme aux tonneaux sur le pont. Aussi gracieux qu’au coucher du soleil sur les quais de LaRochelle, il fixait les étoiles, un bras posé sur les cordages du grand mât. Nous aurions dit que nous partagions le même rêve. Je n’ai pas trouvé le courage d’aller lui parler. J’attends impatiemment qu’une autre occasion se présente. Je crains toutefois l’opinion d’Isabelle…

Roxanne

grand mâtTous les jours, Roxanne faisait le tour du bateau, regardant les matelots travailler. Elle les questionnait, alors qu’ils hissaient les voiles le matin ou les abaissaient le soir venu. Elle pouvait sentir dans ses cheveux la même brise qui gonflait la grand-voile et les génois. À sa plus grande surprise, la douce valse que lui procuraient les vagues lui amenait un sentiment de confort. Elle ne connaîtrait jamais le mal de mer. Quelquefois, Isabelle l’accompagnait dans ses promenades, où elles discutaient de tout et de rien. Roxanne avait cessé de verser des larmes pour son père, mais il restait toujours dans son cœur. D’ailleurs, elle conservait un portrait de lui, debout, près d’une petite fille. Une petite fille qui s’éloignait de plus en plus, au rythme des levers de soleil sur l’horizon. La petite Roxanne sur le portrait deviendrait bientôt une femme.


Cela faisait trois jours qu’elle avait remarqué le garçon qui la contemplait sans cesse. Chaque soir lorsqu’elle se couchait sur son lit, elle pensait à lui. Son image défilait dans sa tête. Pour la première fois, les rêves d’un visage paternel avaient été remplacés par celui d’un autre. Était-elle amoureuse ?

Cher journal,

Les réserves d’eau baissent à vue d’œil, ainsi que la nourriture, qui, d’ailleurs, se raréfie tout en se rancissant. Nous mangeons beaucoup de poisson. La vie sur le bateau se détériore rapidement. J’ai hâte à mon arrivée en Nouvelle-France, qui, selon Isabelle, devrait se faire d’ici trois semaines. Elle a parlé au capitaine du navire plus tôt cet après-midi. Un après-midi très enchanteur, à vrai dire. Le soleil brille de tous ses éclats sans aucun nuage. L’océan se fait de plus en plus bleu à mesure que notre embarcation avance, fendant l’eau en triangle pour former des sillons blancs et infiniment longs. Le paysage est si joli, tout comme ce jeune homme qui me regarde dailleurs. Devrais-je aller lui parler? Je me sens rougir, mon cœur bat la chamade et j’ai chaud. Je dois m’arrêter d’écrire pour un moment.

Roxanne


Elle retourna dans sa cabine un instant. Elle ressortit sur le pont, une fois son visage calmé et vidé de tout le sang en surplus qui s’y était accumulé quelques moments plus tôt. Elle retrouva Isabelle, cherchant à lui raconter son émoi. Elles marchèrent ensemble un moment en parlant du garçon mystérieux, puis changèrent de sujet. L'heure du souper passa, et Roxanne se remit à écrire sous les étoiles.


Le Snow
Navire marchand de choix.
La vie à bord
Les vivres, les rations et les installations.


amarre : Cordage servant à retenir un navire en l’attachant à un point fixe
contrée : Étendues de pays
pêle-mêle : Dans une grande confusion, dans un désordre complet
grand-voile : Voile du grand mât.
génois
: Petite
voile triangulaire.
battre la chamade :
Être affolé